Comment se fait-il qu’un Grand Breton (pas Breton) handicapé écrive un article sur la voile ? Question encore plus pertinente quand on me connaît et qu’on sait que i) je ne sais pas nager, ii) j’ai peur de la mer et iii) même si je savais nager, avec un bras paralysé je ne nagerais qu’en tournant en rond… 🙂
Tout a commencé quand j’ai reçu un mail de l’AFMD (Association Française des Managers de la Diversité) m’invitant à participer à un petit déjeuner pour le lancement d’un laboratoire managérial avec « Team Jolokia ». Qu’était-ce donc que cela ? L’objet du mail laissait apercevoir une initiative qui sortait des sentiers battus. En lisant le mail, certaines phrases m’ont sauté aux yeux :
- « Mettre la performance individuelle au service de la performance collective. »
- « La diversité de l’équipe /de l’équipage constitue-t-elle un frein ou un levier de performance ? »
- « Team Jolokia propose de soumettre au regard de chercheurs et de praticiens, l’expérimentation managériale du vécu d’un équipage de voilier de course, volontairement recruté « divers ». »
- « Le recrutement s’est fait dans la différence sans pour autant s’appuyer sur des critères discriminatoires. »
- « Ainsi, les candidats ont été retenus soit parce qu’ils apportent une différence à l’équipe, soit parce qu’ils apportent une forte compétence nautique. »
Il s’agissait donc de recruter un équipage aussi hétéroclite que possible pour naviguer sur un voilier d’exception lors de courses nautiques. A la lecture du mail, j’ai été tout de suite enthousiasmé par l’idée. J’ai donc assisté à ce petit-déjeuner où les deux moteurs du projet, Eric Bellion et Pierre Meisel, ont fait une présentation du Team Jolokia. Tout m’avait impressionné. J’ai particulièrement adoré l’annonce qu’ils ont publiée pour trouver le premier équipage. La voilà sur les tee-shirts du Team:
Oser être tellement hors normes était évidemment très attitrant pour quelqu’un qui a créé une société qui s’appelle Just Different. C’était la première fois depuis longtemps qu’un projet me séduisait complètement. J’ai donc décidé de proposer d’apporter un regard extérieur à l’aventure. C’est ainsi que Pierre m’a invité à passer une journée avec l’équipage à Lorient en juillet. J’ai donc eu le plaisir de passer une demi-journée sur ce magnifique bateau du Team Jolokia, le VO’60 (oui, j’ai bien dit plaisir !), et de discuter deux heures avec une partie de l’équipage, pendant lesquelles chacun a parlé ouvertement de sa vision de cette expérience. C’est suite à ces discussions que nous avons décidé d’élaborer un questionnaire pour récolter l’avis d’un maximum de membres de l’équipage sur leur vécu et leur ressenti de l’expérience particulière que représentait ce défi humain et sportif qu’ils avaient partagé.
Pour donner une idée de l’équipage, il comprend un analyste financier malvoyant, une jeune femme de petit gabarit de 21 ans, un montagnard, un ancien champion de gymnastique aujourd’hui paraplégique, une étudiante qui n’avait jamais mis les pieds sur un bateau, un régisseur de théâtre originaire de cité parisienne, un chargé de communication aveugle, un ancien militaire accidenté au pied, un avocat d’affaire, un skipper professionnel. Vous pouvez voir une présentation de tous les équipiers ici.
Ce qui suit est une analyse du questionnaire et des discussions de juillet. 12 personnes ont répondu en tout. Le questionnaire ne comprenait que des questions ouvertes, ce qui explique que le total de certaines réponses dépasse 100% !
Quelles motivations pour faire partie des équipiers ?
Nous avons demandé ce qui avait motivé le fait d’être candidat et si ces motivations avaient changé par la suite.
Défi sportif, diversité et aventure
Les motivations initiales étaient assez mélangées. La moitié exprime clairement que le défi sportif et la compétition motivaient leur participation. Ils parlent de « naviguer sur un bateau d’exception » ou de leur « passion pour la voile ». Etant donné les objectifs du projet, il n’est pas étonnant de voir que la diversité figure parmi les motivations premières d’une autre moitié. Quatre équipiers parlent de « vivre la diversité » : « curiosité d’un équipage différent », « confronter mes propres préjugés à la réalité de la diversité », « se découvrir avec des personnes diverses ». Une personne va plus loin en disant vouloir « démontrer que la diversité est source de richesse ». Deux équipiers en parlent à la première personne : « tenter de découvrir les nouvelles limites imposées par mon handicap et m’aider à passer de la résignation à l’acceptation de ce handicap », « montrer que même malvoyant on pouvait faire de la voile et que j’avais dépassé cette difficulté ». Le lien entre ces deux aspects peut sans doute être résumé par le mot « aventure ». Différents équipiers parlent de l’envie de dépasser leurs limites, de participer à un projet humain, de profiter de l’occasion unique de vivre une aventure extraordinaire.
Esprits d’équipe et de compétition renforcés
Quant à l’évolution de ces motivations, dans près de la moitié des cas (5/12), les motivations initiales des participants n’ont pas changé, mais elles se sont parfois renforcées. L’esprit d’équipe est devenu plus important pour un tiers des équipiers : « De la dimension personnelle, le défi a pris l’échelle d’une équipe et d’un but. Je n’étais plus seulement curieuse de voir comment j’allais évoluer, mais aussi l’équipage et mon rôle au sein de l’équipage ». Pour deux personnes, qui étaient initialement venues pour le défi sportif, c’est la dimension humaine qui est devenue plus importante. Il était émouvant d’entendre l’une de ces personnes lors de notre après-midi de discussions dire à quel point l’équipe avait pris de l’importance. Mais il est intéressant de constater aussi qu’une personne qui était là pour l’aventure humaine a commencé à être de plus de plus motivée par la compétition.
Les forces et faiblesses perçues dues à la diversité
Les équipiers mentionnent plusieurs forces apportées par leur diversité :
- Chacun a quelque chose de différent à apporter,
- Il s’instaure une prise en compte naturelle des forces et faiblesses de chacun,
- La diversité contraint à établir un climat de confiance,
- L’équipe dispose de grandes capacités d’adaptation, motivation et cohésion.
Les commentaires sur le climat de confiance et la cohésion sont intéressants, car en général, on constate que les divergences présentes dans les équipes hétérogènes ont tendance à nuire à la confiance et à la cohésion. C’est là l’importance d’un autre élément souligné par plusieurs : celle d’un bon management pour que ces forces puissent s’exprimer. C’est précisément le management qui permet à la diversité de s’exprimer positivement. Car la diversité en soi ne crée pas la performance. Elle peut créer la performance quand elle est prise en compte et managée. Un équipier a parlé de Pierre et d’Eric comme de personnes fédératrices. Je pense que c’est l’un des rôles les plus importants d’un manager.
Il est intéressant de noter que les équipiers ont mentionné davantage de forces que de faiblesses. On a toutefois mentionné le fait qu’il est parfois difficile de se comprendre lorsque l’on est trop différent. C’est un désavantage dont on parle souvent, mais qui a une contrepartie positive : l’obligation d’écouter davantage et d’apporter une attention particulière à l’autre dans sa différence. Mais encore une fois, cela ne peut être positif que si l’équipe est fédérée autour d’un objectif commun. Les autres faiblesses mentionnées sont liées à la performance sportive. Une personne par exemple dit avoir le sentiment qu’ils ne pouvaient pas être les meilleurs car tout le monde n’avait pas les mêmes motivations sportives. A mon avis, cette dernière faiblesse est partagée par toutes les équipes. Il est difficile d’obtenir le même niveau de motivation de la part de l’ensemble des membres d’une équipe et c’est pour cette raison que de nombreuses entreprises travaillent sur la notion d’engagement.
L’effet de l’expérience sur leur vision de la diversité
La plupart des équipiers avait une vision positive et plutôt nuancée de la diversité avant de s’embarquer dans cette aventure :
- « Paradoxe, il faut jongler, être différent mais pas trop pour être intégré… ou alors faire évoluer la mentalité de notre société vers plus de respect… »
- « J’ai toujours soutenu l’idée que la différence ne peut qu’enrichir une société, car elle permet à chacun de se réévaluer, de se remettre en question et ainsi de ne pas se conforter dans l’idée que l’on se fait de soi-même. »
- « Nous sommes tous bien sûr intrinsèquement différents, mais il s’agit souvent de l’existence d’univers différents, se côtoyant sans se rencontrer donc sans se connaître, et donc sans être conscients de ce que chacun peut apporter à l’autre. L’intérêt de Team Jolokia est de fabriquer un concentré de société en « forçant » ces mondes à se rencontrer alors qu’ils n’étaient pas tous a priori appelés à se croiser, et de les faire travailler ensemble dans un environnement particulièrement difficile pour arriver à un résultat performant voulu par tous. Et de montrer que c’est possible. »
L’effet de l’expérience sur leur vision de la diversité peut être résumé par le commentaire d’un équipier : « Oui, ma vision a évolué. L’effet de la diversité est beaucoup plus subtil et compliqué à la fois. » En général, la vision de la diversité a été confortée ou renforcée ou encore légèrement réorientée :
- « Le handicap le plus « gênant » n’est pas forcément celui qui nous saute aux yeux. »
- Renforcement de la « conviction que la diversité est un plus mais que l’on est encore dans le politiquement très correct et que cette diversité n’est que fort peu reconnue ou utilisée ».
- « La diversité non seulement n’était pas un problème, mais surtout elle est toujours source d’enrichissement. Je ne pensais pas qu’elle le serait à ce point. »
- « Le naturel fait bien les choses. »
Quelles conclusions tirer à ce stade ?
Le Team Jolokia n’en est qu’au début de ses aventures qui sont censées durer quatre années. Au moment où je rédige cet article, le deuxième équipage est en train d’être recruté. En effet, principalement pour des raisons de disponibilité (ce sont des amateurs après tout), il n’est pas possible de garder les mêmes équipiers pendant les quatre ans. Ainsi chaque année, un noyau dur restera de l‘année précédente et d’autres sont recrutés. S’il est donc trop tôt pour en tirer des conclusions définitives, nous pouvons néanmoins tirer quelques premières leçons de l’expérience du Team Jolokia.
La première concerne le management. Oui, on peut dépasser nos différences. Oui, on peut faire de nos différences une force. Mais on ne peut le faire que si les managers, ici Pierre et Eric, fédèrent l’ensemble des membres de l’équipe ou de l’équipage derrière les mêmes objectifs.
La deuxième leçon concerne le handicap. Un des équipiers a dit que le handicap n’était pas forcément là où on le pensait. On exprime ici une idée que je m’évertue à répéter sur le handicap. Nous avons tendance à nous focaliser sur les choses qu’une personne handicapée ne peut pas faire et sur les compétences d’une personne non-handicapée. Or, chacun a des choses qu’il ne sait pas faire. At chacun a des compétences. Que l’on soit handicapé ou non. A bord du Jolokia, surtout au début de l’aventure, qu’est-ce qui était plus handicapant ? Le fait d’être malvoyant ou d’avoir un problème avec ses jambes ? Ou le fait de ne rien connaître à la voile ? J’ai clairement vu le résultat du travail en équipe entre personnes handicapées et personnes non-handicapées quand j’ai eu la chance de monter à bord en juillet. Le fait d’avoir un bras paralysé était un non-sujet. Je pense bien vivre mon handicap, mais il est toujours présent. Rares sont les moments où les gens qui me rencontrent pour la première fois en font une abstraction totale. Or, c’était le cas ce jour-là. Et je peux vous dire que c’est une sensation plus qu’agréable. En revanche, le fait d’avoir peur de la mer, de ne rien connaître à la voile, voilà ce qui est handicapant. Mais ces choses aussi peuvent être dépassées avec l’esprit d’équipe et la solidarité dont fait preuve l’équipage du Jolokia.
Pour conclure cet article, je pense qu’il peut être intéressant de prendre l’exemple du handicap et de l’extrapoler vers toute population. Comme pour les personnes handicapées, nous avons tendance à associer un certain nombre de caractéristiques à différentes populations. Ce sont des stéréotypes et des préjugés et ceux-ci peuvent, par exemple, nous empêcher d’imaginer une personne appartenant à une certaine population faire certains métiers, avoir certains comportements ou certaines compétences. Il est de notre devoir de dépasser ces stéréotypes et de nous rendre compte que ce qui compte vraiment à la fin, ce sont la motivation et les compétences d’un individu.
Pour plus d’informations sur le Team Jolokia, cliquez ici.