Le handicap, une affaire de culture

J’ai eu le grand plaisir récemment d’être invité à parler lors du congrès annuel de la FISAF (Fédération nationale pour l’Insertion des personnes Sourdes et des personnes Aveugles en France). La discours de clôture a été prononcé par Charles Gardou et je l’ai trouvé passionnant. Charles a eu la gentillesse d’accepter de partager ce discours que vous trouverez ci-dessous.

Charles Gardou est

  • Anthropologue (anthropologie culturelle et anthropologie des situations de handicap)
  • Professeur à l’Université Lumière Lyon 2
  • Membre de l’Observatoire National sur la Formation, la Recherche et l’Innovation sur le Handicap (ONFRIH)
  • Auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels : Le Handicap au risque des cultures. Variations anthropologiques (2011) ; Fragments sur le handicap et la vulnérabilité (rééd. 2010) ; Pascal, Frida Kahlo et les autres… Ou quand la vulnérabilité devient force (2009) ; Le handicap par ceux qui le vivent (2009)

Bonne lecture et n’hésitez pas à laisser des commentaires.

Pete Stone

Discours de Charles Gardou

C’est un plaisir d’être parmi vous, ici à Aix-en-Provence, à l’occasion de ce 34ème congrès national de la FISAF. Permettez-moi d’adresser des remerciements particuliers à Maurice Beccari pour la fidèle confiance dont témoigne son invitation. Lui qui m’a également demandé de présider le jury du Prix national « Voir avec les Mains ». Je remercie également Jean-Louis Bonnet, présidente de la FISAF, de même que Danièle Narcam et toutes celles ou ceux qui ont préparé cet événement aixois.

Au terme de ces journées de travail sur le droit à la formation ou au travail et sur l’adaptation des dispositifs ou parcours, on m’a invité à vous proposer une réflexion, plus globale, d’ordre à la fois anthropologique et philosophique. Dans l’esprit de ce congrès, qui ambitionne d’aller de l’idée de droit à sa concrétisation, j’interrogerai nos conceptions culturelles du handicap, à partir de sa réalité objective autour de nous et dans le monde.

Mon propos se nourrit de la pensée des Lumières, ce mouvement philosophique, qui a traversé l’Europe au 18ème siècle, plus particulièrement d’Emmanuel Kant et de sa devise des Lumières : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement », de penser par toi-même, en t’affranchissant des fausses croyances, des préjugés et autres conditionnements.

Le siècle des Lumières s’est préoccupé, entre autre, vous le savez, des enfants affectés de déficience sensorielle. Diderot a alors décisivement contribué à leur réhabilitation et à leur éducation, en publiant, en 1749, sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient et, deux ans plus tard, la Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent. C’est dans ce sillage que se sont inscrits l’Abbé de l’Epée et Valentin Haüy, avant Louis Braille. A leurs yeux, la différence n’était en rien une infériorité, encore moins une raison d’abandon éducatif ou de rejet : elle représentait un défi à relever, faisant obligation de dépassement et d’adaptation.

Cette référence aux Lumières et aux idées fondamentales qu’elles portent n’est donc pas liée au dogme qu’elles seraient devenues mais à ce qui a été lumineux en elles : leur capacité à s’élever contre tous les dogmes, leur invitation à penser, à penser autrement.

Dans le champ qui nous préoccupe, les Lumières invitent à concevoir le handicap comme ce qui mérite d’être autrement pensé et, simultanément, de recevoir sa dignité de la pensée. De donner lieu à une déconstruction, au sens que donnait Jacques Derrida à ce concept.

Cette idée de déconstruction est, de mon point de vue, à placer au centre de la réflexion sur le handicap. Il ne s’agit pas de détruire quoi que ce soit : déconstruire, n’est pas détruire. Ce n’est pas une démarche négative, mais l’analyse de quelque chose que l’on tient pour construit et que l’on veut dé-cristalliser. Quelque chose dont on interroge le caractère prétendument naturel : une tradition, une institution, un dispositif, une culture.

Penser- les Lumières en témoignent- c’est prendre conscience de la réalité, la prendre en compte telle qu’elle est, non telle qu’on l’imagine. Penser n’est pas courtiser, séduire, faire preuve de complaisance face à la doxa. Je songe ici aux mots de Gaston Bachelard : « Le réel, disait-il, n’est jamais ce que nous pourrions croire, il est toujours ce que nous aurions dû penser ».

A cet égard, rappelons que le handicap touche un milliard d’habitants sur les 7 milliards que compte aujourd’hui notre planète. C’est ce qu’indique le premier Rapport mondial sur le handicap, rendu public à New York le 9 juin 2011 par l’Organisation mondiale de la santé et la Banque mondiale. Si l’on inclut les membres des familles (parents, fratries, conjoints), quotidiennement impliqués, plus d’un tiers des habitants de la planète se trouve donc touché de façon directe ou indirecte.

Ce chiffre va croissant avec l’essor démographique mondial (3 milliards d’habitants en 1960 ; 4,5 en 1980 ; 6 en 2000), les  progrès médicaux, l’amélioration des soins néonataux et l’allongement de l’espérance de vie. Mais aussi à cause des conflits armés (lorsqu’un enfant est tué, 3 sont blessés et handicapés) et des mines terrestres ; de l’expansion de la pauvreté, dont le handicap est à la fois facteur et le produit ; du VIH/Sida, du travail des enfants, la malnutrition et de la toxicomanie ; des accidents et problèmes liés à l’environnement. De récentes catastrophes d’origine naturelle ou humaine, entre autres celle du Japon, et le séisme du 12 janvier 2010 en Haïti, où près de 200 000 personnes supplémentaires vivent désormais le handicap au quotidien, ont fait prendre conscience de la détresse des plus vulnérables dans de telles situations.

Or, face à cette expression de la diversité et de la fragilité humaines, dans quelle mesure sommes-nous encore, femmes et hommes des Lumières, dans la « défaillance », éloignés d’une pensée, voulue comme lumière ? En quoi avons-nous encore à nous affranchir d’obscurantismes persistants : ignorances, superstitions, représentations collectives figées et autres habits de l’hétéronomie, que dénonçait Kant dans sa Critique de la faculté de juger.

Au-delà de la réalité qu’elles nous donnent à voir, les données objectives issues du premier Rapport mondial sur le handicap, nous disent que, ici et ailleurs, à des degrés divers, tout se passe comme si nous demeurions dans la prison de constructions culturelles intériorisées dès la prime enfance, de mythes, de peurs chimériques, de fantasmes, dépourvus de la capacité à sentir autrement et à admettre la vie multiforme autour de nous.

Notre société se trouve animée par deux mouvements divergents : d’un côté, une fièvre de modernité et d’avenir, comme dans le secteur des sciences, des techniques et de la communication ; de l’autre, des formes d’archaïsme s’agissant du regard porté sur nos pairs en situation de handicap. Nous traitons, peut-être inconsciemment, le problème du handicap avec certaines des représentations qui ont précédé les Lumières. C’est pourquoi nous peinons à sortir cette question des impasses dans lesquelles elle s’enlise.

Dans notre paysage culturel, et certainement à cause d’une tradition caritative prégnante, persiste une difficulté à concevoir que les réponses nécessaires relèvent du droit, non d’un devoir compassionnel ; que la compréhension du handicap et de ses retentissements relève moins de l’émotion ou de la bonne conscience que de l’intelligence et des droits humains. On retrouve ici le thème central de ce colloque : faire du droit pour tous et pour chacun une réalité.

On se heurte également à une sacralisation du caractère rationnel de l’homme, d’où il tirerait l’essentiel de sa dignité. Cette dignité ne serait liée qu’à une forme d’intelligence opérative ou de pensée instrumentale : c’était la thèse de Platon, d’Aristote ou encore de Saint Augustin. Et, bien plus tard, celle de Descartes : « La raison est la seule chose qui nous rend humain et nous distingue des bêtes ». Au nom de cette toute-puissance de la raison, fut-elle illusoire, de l’euphorie du pouvoir face à la nature dominée, on sacralise l’apparence jusqu’à l’obsession d’une perfection correspondant aux critères véhiculés par l’imaginaire social. Il en découle un étiolement du lien entre citoyens et une dissolution de la communauté.

Ceux que le handicap rend plus vulnérables sont les premiers à en subir les ondes de choc. En un monde de compétition, de concurrence, un monde qui va vite, qui ne laisse plus le temps, les voilà sommés de devenir les entrepreneurs de leur propre vie. De prouver qu’ils peuvent entrer dans la logique de la loi du plus fort, du combat pour exister, même si celui-ci est truqué par les asymétries et les injustices.

S’ils n’y parviennent pas, certaines approches, concevant le handicap comme seul attribut de la personne, amènent à les indexer, à classer à partir du diagnostic médical initial (cécité, surdité, trisomie 21, autisme, etc), niant la singularité de chacun, ses désirs et besoins spécifiques. Ce processus de mise en catégorie ajoute à leur stigmatisation. Il engendre une logique de placement institutionnel, une sorte de « prêt-à-porter » (une déficience = une structure, un lieu prédéterminé), quand il conviendrait de penser en termes de trajectoire en mouvement, de « sur-mesure »Cette mise  en catégorie, cet étiquetage, qui méconnaissent que « toute détermination est négation », comme l’affirmait déjà Spinoza, constituent une entrave au développement et à l’accès aux dispositions et dispositifs de droit commun. Ils induisent  des mises à l’écart et empêchent une réelle égalité de traitement entre tous.

Souvenons-nous des paroles de Louise Arbour, Commissaire aux Droits de l’Homme de l’Organisation  mondiale des Nations Unies : « Le système actuel des Droits de l’Homme était censé protéger et promouvoir les droits des personnes handicapées mais les normes et mécanismes en place n’ont pas réussi à fournir une protection adéquate dans ce cas particulier». C’était au moment où l’Assemblée Générale des Nations Unies s’apprêtait à adopter la Convention Internationale relative aux droits des personnes handicapées[1], afin de remédier à une sorte d’état d’urgence.

Car, en dépit  de divers instruments, textes, règles nationaux ou internationaux, engagements, les personnes en situation de handicap continuent, à des degrés divers, à  faire l’objet de violations de leurs droits dans toutes les parties du monde. Elles sont exposées à des formes multiples et aggravées de discrimination ; à des risques plus élevés de violences directes ou indirectes,  d’atteintes à leur intégrité physique et d’abus ;  de maltraitances actives ou passives ; de traitements dégradants; d’abandon ou de défaut de soins ; d’immixtions arbitraires ou illégales dans leur vie privée, leur famille ou leur domicile.

De même, elles sont souvent privées de la liberté de choisir leur lieu de vie et les personnes qui les entourent ; de l’exercice de leurs droits politiques sur la base de l’égalité avec les autres ; du droit, à partir de l’âge nubile, de fonder une famille et de conserver leur fertilité, en bénéficiant éventuellement d’une aide appropriée dans l’exercice de leurs responsabilités parentales.

Selon les données du Rapport mondial sur le handicap, la plupart des personnes concernées rencontrent des obstacles à tout moment de leur existence et environ 1/5 des personnes d’entre elles connaissent de très graves difficultés dans leur vie quotidienne. Peu de pays ont mis en œuvre des dispositifs ajustés à leurs besoins spécifiques : manque de services de santé (y compris la santé sexuelle et génésique) et de réadaptation, obstacles à l’accès à l’Ecole et aux lieux professionnels ou culturels, aux moyens de transport, aux technologies de la communication.

De ce fait, les personnes en situation de handicap sont en moins bonne santé que les autres : refus de soins, inadaptation des compétences des agents de santé,  risques supplémentaires de confrontation à des dépenses excédant leurs possibilités. Les enfants ont des chances restreintes de bénéficier d’une scolarisation répondant à leurs besoins et les adultes ont des opportunités professionnelles plus limitées : si l’on se tourne vers les pays de l’OCDE, leur taux d’emploi n’excède pas 44%, alors que celui des autres atteint 75%. En France, 83% ont un niveau inférieur ou égal à un brevet d’études professionnelles. De fait, elles vivent majoritairement en-dessous du seuil la pauvreté.Ce cercle vicieux handicap/pauvreté/maltraitance/discrimination n’est pas moins qu’une forme d’indignité et de cruauté. Il révèle, comme le disait Michel Foucault, « la manière dont les sociétés se débarrassent, non pas de leurs morts, mais de leurs vivants ».

C’est en prenant en compte sans esquive ces réalités –irréductibles à des chiffres- que nous pourrons procéder à une sorte d’inversion, de réinvention, de notre ordre social et culturel, que nous pourrons réinterroger la manière dont nous concevons et conduisons notre action, entre autre dans le domaine de la vie professionnelle.

Entre autres inclinations culturelles qui nous empêchent de parvenir, au-delà d’une théorie, à une praxis des droits de l’homme, il en est une autre : nous avons des difficultés à admettre que le handicap est à concevoir sur fond de culture, sans pour autant nier, de façon chimérique, la réalité de la déficience. Il s’agit de reconnaître qu’une situation de handicap procède à la fois des conséquences d’une déficience avérée et de facteurs liés à la texture d’un milieu de vie. Car si l’on ne peut faire disparaître les maladies, les troubles, les lésions ou traumatismes, et autres dysfonctionnements du corps ou de l’esprit, il est possible d’en atténuer les ondes de choc, d’améliorer les conditions de vie de ceux qui en sont affectés. Nous oublions volontiers ce que Jérôme Bruner a lumineusement établi : l’homme est unique par son développement qui dépend, non exclusivement de l’histoire reflétée dans ses gènes ou ses chromosomes, mais aussi de l’histoire reflétée de sa culture. Or, ce milieu de vie n’est pas un donné mais un construit, tramé d’éléments sociaux et relationnels, pouvant faciliter ou, à l’inverse, inhiber les activités et la participation. Il s’ensuit que nous pouvons et devons agir sur lui, le modifier, le « travailler », faire tomber les barrières environnementales, pour atténuer les effets de la déficience objective.

Nous restons enclins à dénier, par ignorance ou par confort, l’impact du milieu ; à penser les personnes en situation de handicap, à partir de ce qui leur manque, de leurs lacunes, de leurs carences. Toujours les mêmes ressorts à l’œuvre : on réduit la personne à quelques éléments négatifs. Un peu comme si l’on ne voyait d’une aquarelle que les touches sombres ; comme si l’on isolait, pour les observer à part, les seules pièces moins claires d’un puzzle.  Cette polarisation sur les inaptitudes annihile l’envie de se mettre en mouvement, de se projeter ; elle écrase sous un sentiment de néant. Elle génère la coupure des personnes concernées avec la cité,  leur enfermement dans le pathos, leur mise sous tutelle économique et, souvent, leur maintien dans un statut de mineur à vie.

Se perpétue simultanément la croyance en une incapacité globale et une fixité, qui seraient irrémédiablement liées  au handicap. Une lecture en négatif tend ainsi à faire disparaître la personne derrière son handicap. On sait, par exemple,  comment Aristote, en son temps, avait assimilé la privation d’audition à l’absence d’entendement : une croyance qui a traversé les siècles.

Redisons-le, le handicap ne constitue ni une exception, ni une « dérogation à la règle ». Immanent à ce que Montaigne appelait « l’humaine condition », il est l’une des multiples expressions de la diversité et de la fragilité universelles. Tout être humain, portant en lui une parcelle du destin commun, est susceptible d’être affecté d’un dysfonctionnement, d’une carence, d’une perte d’une fonction organique ou d’une structure anatomique, dont peut résulter une situation de handicap. Entre le landau de l’enfance et le déambulateur du grand âge, chacun doit apprendre, sous toutes les latitudes, à vivre avec sa chétivité constitutive et les servitudes afférentes. Dans les pays où l’espérance de vie excède 70 ans, une personne passe ainsi en moyenne 8 années de sa vie en situation de handicap, que celle-ci soit consécutive à une déficience physique, sensorielle ou liée à un trouble mental, cognitif ou psychique, d’ordre congénital ou acquis.

Parmi les caractères marquants de notre culture -elle est loin d’être la seule- demeure pourtant un penchant à insulariser la question du handicap. Aux spécialistes et autres spécialisés  de s’en saisir, en lien avec les militants de la cause. Comme si le handicap relevait de l’extraordinaire, au lieu de le prendre en compte dans l’ordinaire, chaque fois que l’on pense l’homme et ses droits, que l’on éduque ou forme, que l’on élabore des règles et lois, que l’on conçoit l’habitabilité sociale ou que l’on aménage les espaces citoyens.

On est tenté d’installer dans des « ailleurs » ceux qui en sont affectés. Parce qu’on les imagine bizarres, on tend à les mettre en périphérie. Les « bizarres », ce sont  ces silhouettes floues, souvent lointaines et étrangères, identifiées à leur syndrome : celui de Down, de Guillain-Barré, de Kanner ou d’Asperger, de Prader-Willi, de Rett, de Tourette, de Williams, etc. Ce sont ces enfants, adolescents, adultes réduits à un sigle ou assimilés à une institution et autres centres excentrés. Ce sont tous ceux qui se trouvent réduits à leur fauteuil roulant, à leur canne blanche ou leur prothèse. On en vient parfois à les désincarner, à les désaffectiver, à ne plus les penser enfants, femmes, hommes : êtres vivant, sentant, pensant, dans des flux de désir, de projet, de passion, de volonté.

On les voue alors à une sorte de huis clos: voilà notre handicap. C’est une carence de notre société, mais c’est plus encore le signe de ses carences.

Irréductibles à leur déficience et au seul signifiant qui les désigne comme « handicapés», ils ne font pourtant que mettre au grand jour des universaux anthropologiques: l’homme dans sa société, sa culture, son monde ; face à lui-même et à « ses autres », l’infinie diversité de l’humain, sa polyphonie, son impermanence, sa vulnérabilité essentielle.

Ce qui caractérise le handicap, c’est bien cette signification d’universalité : parce qu’il porte en lui la forme entière de l’humaine condition, il ne laisse rien de côté. C’est un miroir grossissant, une amplification des grandes inquiétudes humaines.

La vulnérabilité est à la  racine, au centre, au plus intime de tout être et de toute existence.

Il est impossible d’approcher et de comprendre la réalité existentielle que constitue le handicap, sans l’inscrire dans la chaîne culturelle universelle, sans le replacer dans « l’ordinaire ». Aussi ne convient-il donc plus de penser et d’agir en termes spécifiques pour des groupes tenus pour spécifiques, mais de s’appliquer à rendre plus confortable, à humaniser pour tous, à partir du principe universel d’accessibilité et de qualité de vie. Voilà ce qu’il importe de  conscientiser : « Nous sommes faits pour vivre ensemble : ce qui est facilitant pour les uns est bénéfique pour les autres». Qu’ils soient architecturaux, sociaux, pédagogiques, les plans inclinés sont universellement profitables.

Le recours actuel à des expressions, comme société inclusiveécole inclusive, milieux professionnels inclusifs traduit un double refus. Le refus d’une société, d’une école, d’un univers professionnel, de lieux de culture, de sport, de loisirs, dont les seuls bien-portants se penseraient propriétaires, pour en faire leurs « privilèges exclusifs »-selon les mots de Montesquieu- ou leurs « plaisirs exclusifs » -selon ceux de Rousseau. Le refus aussi de la mise à l’écart, dans des ailleurs improbables, de ceux que l’on juge gênants, étrangers, incompatibles. Nos organisations sociales sont appelées à se faire plus flexible et à modifier leur fonctionnement. Ce qui prime est l’action sur le contexte, afin de signifier, de manière concrète, à chacun : « Ce qui fait ton unicité (ton appartenance culturelle, ton identité sexuelle, tes potentialités, tes difficultés, etc.) ne peut te priver de ton droit d’accès au patrimoine commun, à tous les biens sociaux : éducation, travail, loisirs… Ils ne sont l’exclusivité de personne ».

On le voit, nous avons à nous départir de représentations figées pour penser autrement cette réalité humaine que l’on appelle handicap  et apprendre à composer avec elle. Cela interroge notre « forme culturelle ». Plus : cela invite à se refaire une culture, en travaillant au déplacement du centre de gravité de nos conceptions et de nos pratiques. Plus précisément, nous avons à passer :Nos organisations sociales sont appelées à se faire plus flexible et à modifier leur fonctionnement. Ce qui prime est l’action sur le contexte, afin de signifier, de manière concrète, à chacun : « Ce qui fait ton unicité (ton appartenance culturelle, ton identité sexuelle, tes potentialités, tes difficultés, etc.) ne peut te priver de ton droit d’accès au patrimoine commun, à tous les biens sociaux : éducation, travail, loisirs… Ils ne sont l’exclusivité de personne ».

  • De représentations colonisées par les préjugés à une pensée libérée des peurs ancestrales. La question du handicap est susceptible de faire perdre la raison aux esprits apparemment les mieux armés mais obscurcis par des croyances déposées dans l’inconscient collectif, plus opérantes que les constats objectifs. Il nous reste à détruire ce qui niche en nous d’archaïque.
  • De l’affirmation des droits à leur effectivité inconditionnelle. Les traités sur les droits de l’Homme, censés garantir les droits fondamentaux et l’égalité des chances pour tous, ne sont que trop rarement effectifs. Les personnes en situation de handicap, dont la citoyenneté se trouve souvent amputée, désirent échapper aussi au format que leur offre « charitablement » la société. Les empêchements à leur autonomie individuelle et à la liberté de faire leurs propres choix doivent être levés.
  • Du handicap comme seul attribut de la personne au handicap comme situation. Sans nier, de façon chimérique, la réalité des déficiences, nous pouvons agir sur l’environnement, supprimer des obstacles et inventer des facilitateurs.
  • Des ruptures à la continuité de l’action. La manière dont notre société conçoit et conduit son action en faveur des personnes en situation de handicap  apparaît comme une chaîne brisée. Il est nécessaire d’assurer un continuum entre les différents domaines d’une existence : accessibilité, autonomie et citoyenneté ; santé, éthique et déontologie ; vie affective,  familiale, et sexuelle ; accueil de la petite enfance, scolarisation et formation ; vie professionnelle ; art et culture ; sport et loisirs.
  • D’une conception normative et catégorisante à une acceptation du foisonnement des formes de la vie. Il n’y a que des existences singulières ; pas d’ « être handicapé » : seulement des êtres multiples, inassimilables les uns aux autres et irréductibles à un seul signifiant.  C’est en ôtant le bandeau de la norme et de la catégorisation que nous pouvons mesurer l’infinité des allures de la vie.
  • De territoires protégés à un monde commun. Trop fréquemment coupées du continent des autres, les personnes en situation de handicap vivent en quelque sorte une expérience insulaire. Le temps est venu d’abolir les frontières qui créent et maintiennent des univers séparés.
  • D’une société exclusive à une société inclusive. Nos biens sociaux ne sont aucunement la propriété privée de quelques-uns mais un patrimoine indivis. Nous avons à abolir les derniers privilèges d’une normalité conçue et vécue comme souveraine.
  • De la focalisation sur les manques à la valorisation des potentiels. La personne n’est pas seulement prisonnière de ses propres limites mais de celles que les autres lui fixent : de la non reconnaissance de ses ressources et talents, de ses possibilités d’activité et de réalisation, de sa sensibilité et de sa créativité ; de sa disqualification  qui s’ensuit. Sous les difficultés apparentes, il y a toujours une étincelle à apercevoir, à entretenir et à faire grandir.
  • De la réduction de la personne à ses besoins à la reconnaissance de ses désirs. Comme tout autre, les personnes en situation de handicap sont des êtres désirants et souffrants, et non uniquement des êtres de  « besoins spécifiques ». On ne saurait occulter leurs aspirations et leurs peurs, leurs goûts et leurs amours, leurs idéaux et leurs rêves.
  • Des palliatifs et autres pis-allers à l’excellence. Il s’agit de compenser, d’adapter, d’aménager en visant l’excellence ; de concevoir du sur-mesure, non du prêt-à-porter. Il nous appartient d’édifier des  plans inclinés éducatifs, professionnels, sociaux ; de proposer des trajectoires ouvertes, non des « placements »  fermés.
  • De la prise en charge à la prise en compte. Le pire que peut vivre un être humain est d’être dépossédé de lui-même par les autres et  considéré comme une charge, un fardeau, une lourdeur : corpus inutilis. D’être réduit à un rôle de « patient ». Accompagner une personne plus vulnérable, c’est au contraire cheminer à ses côtés, en prenant en compte la moindre expression de son autonomie. Ni l’inféoder, ni l’assimiler mais lui laisser le droit à l’intime, à la  liberté, à l’insoumission.
  • De la marginalité à une place pour chacun dans l’ensemble social. Le handicap pose crûment le problème de la place : ambiguïté de la place, absence de place, perte de la place. Il nous faut consentir à abandonner nos positions impérialistes, qui n’ont pas lieu d’être, pour admettre que nos destins sont intriqués et que toute personne a sa place.
  • De la destitution de la parole à la reconnaissance de sa valeur irremplaçable. La parole des personnes en situation de handicap, par son « séjour » au tréfonds de leur expérience  quotidienne, véhicule un « sang » et un sens singuliers. Faute de savoir l’entendre, nous pouvons savoir ce qu’elles « ont » en méconnaissant ce qu’elles « sont ». Jamais, où que ce soit, nous n’avons donc le droit d’ignorer leur voix et leur expertise dans les décisions relatives à ce qui est « bon pour elles ».
  • De l’émotionnel à l’accès à la connaissance. Le manque de savoirs semble en ce domaine la chose la mieux partagée. Or, pour agir sur la culture et faire advenir une société inclusive, il n’existe pas d’œuvre plus utile que celle de transmettre des savoirs et des compétences. Il est indispensable d’éduquer, d’informer, de former pour renouveler le regard, les questionnements, les conceptions, les pratiques ; pour se délivrer des idées reçues.
  • Des mots-frontières à des termes-liens. Il est des vocables qui signifient la supériorité et la valorisation des uns, l’infériorisation et le  discrédit des autres. Certains mots maintiennent en périphérie, d’autres relient. Nous avons besoin de termes communs pour tisser des liens, pour nous aider à être, vivre et devenir ensemble. Ne parlons plus d’intégration scolaire, professionnelle ou sociale comme si l’on devait incorporer des éléments ne procédant pas d’un ensemble commun.
  • De la particularisation du handicap à sa prise en compte collective. Par peur d’affronter une réalité humaine qui nous concerne tous, on particularise la question du handicap, on la laisse entre les mains de ceux qui sont directement concernés ou bien on la relègue en coulisses. Or, parce qu’il n’est qu’un des aspects spécifiques des problèmes généraux de notre humanité, le handicap  constitue un défi à relever ensemble.
  • D’une culture qui sacralise la puissance à une société perméable à la vulnérabilité. A l’heure où l’on se berce d’illusions et d’artifices sur le monde qui tourne autour de nous, nous tendons à fuir les miroirs qui réfléchissent nos fragilités et nous conduisent à redéfinir notre vie commune.  C’est pourtant la force et le volontarisme de notre société qui doivent répondre aux diverses expressions de la vulnérabilité.
  • Des paroles aux actes. La loi proclame : « Vous êtes comme les autres ». Et les personnes en situation de handicap de rétorquer : «Si nous sommes comme les autres, pourquoi faut-il des quotas, des règles et des législations particularistes…». Elles ressentent le légitime besoin d’une  mise en cohérence des principes, des discours et des actes ; la nécessité de passer du diagnostic au traitement, le problème n’étant pas résolu parce qu’il apparaît gravé dans le marbre de la loi.

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C’est au prix de ce questionnement culturel et de ce déplacement du centre de gravité de nos conceptions et de nos pratiques que nous parviendrons à réduire le nombre des « personnes empêchées », à cause de leur handicap, d’apprendre, de faire œuvre, de créer, de se réaliser. En somme, de bénéficier, sur la base de l’égalité avec les autres, de la reconnaissance et de l’exercice de tous les droits de l’homme et des libertés fondamentales. La situation exige des « sauts créatifs », des audaces, des utopies qui ne sont que des « vérités prématurées », disaient, chacun à leur façon, Lamartine et Victor Hugo.


[1] Elle a été signée par la France le 30 mars 2007 et ratifiée, avec son protocole facultatif, le 1er avril 2010 (Décret n° 2010-356 du 1er avril 2010 portant publication de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ensemble un protocole facultatif), signée à New York le 30 mars 2007, publié au JORF n°0079 du 3 avril 2010, page 6501, texte n° 16)